Ils ont la trentaine, cinquante ans ou approchent de la retraite. Ils enseignent en primaire à l’école publique, à Genève et dans le canton de Vaud. Ce qui les rassemble? La passion pour leur métier, qu’ils ont choisi avec conviction. Mais aussi un constat: l’enseignement tel qu’il est majoritairement pratiqué dans les classes romandes, en particulier la posture de l’adulte qui transmet une notion à 20 enfants en même temps, ne fonctionne pas.


Source: Heidi.newsRéinventer l’école par Sophie Gaitzsch
Photos: Eddy Mottaz pour Heidi.news

Ils ont donc choisi de sortir du cadre pour adopter d’autres approches, souvent en s’inspirant des pédagogies alternatives existantes. Chez eux, pas de prosélytisme, ils ne sont pas là pour convaincre. Même s’ils rêvent de pouvoir, peut-être, inspirer leurs collègues, encore très peu nombreux à oser se lancer sur d’autres voies.

Dans une autre vie, Matthias Kunz, 34 ans, était ingénieur en environnement, diplômé de l’EPFL. Jusqu’à ce qu’il réalise qu’il avait toujours rêvé d’être prof et décide de tout changer. «Là, je suis vraiment heureux !», déclare-t-il en nous accueillant dans sa classe du collège de Mallieu à Pully, vue saisissante sur le lac. Ses élèves, des 6P, sont déjà partis.

Matthias Kunz est donc arrivé dans le métier avec un «autre regard», celui de quelqu’un qui a exercé auparavant une autre profession, mais qui est aussi déjà parent et a beaucoup «baroudé». Il pense que oui, l’école est à réinventer. Qu’il faut prendre du recul sur les pratiques les plus courantes. Pendant ses études à la HEP, le jeune homme anticipe et monte un groupe de travail avec d’autres profs, qui eux sont déjà en poste depuis parfois plus de 10 ans. Ensemble, ils décortiquent la loi, les règlements d’application et le plan d’études. Pour trouver que, finalement, il y a beaucoup de mythes dans l’éducation. «Evaluer tous les élèves par écrit au même moment? Donner une certaine quantité de devoirs qui va en augmentant chaque année? Cela n’est écrit nulle part. Le cadre de l’école publique vaudoise est beaucoup plus ouvert et flexible que ce que l’on pense. La liberté offerte aux enseignants est là, il suffit de la saisir même si peu le font car cela implique une prise de risque.»

Durant ses études à la HEP, Matthias Kunz découvre aussi les Fab Lab, l’impression 3D et la découpe laser, qui lui permettent de fabriquer du matériel pour ses futurs élèves. Une approche qui donnera naissance à l’association de création et de partage de matériel pédagogique Feuille Caillou Ciseaux.

Comment tout cela se matérialise-t-il dans la classe de l’enseignant? Soutenu dès le départ par sa direction, Matthias Kunz explique d’abord avoir beaucoup réfléchi à l’aménagement de la salle. Son objectif: proposer un environnement épuré mais capable de stimuler la curiosité des élèves. On y trouve par exemple beaucoup de plantes, dont les enfants s’occupent eux-mêmes, et un musée de sciences garni de peaux de serpents et d’insectes.

Au mur, il y a un «arbre de la connaissance», dont chaque feuille comprend un objectif à atteindre imaginé par les élèves comme «compter de 1 à 100 en français de France» ou «savoir les grades de la police vaudoise». L’idée est ici de mettre les enfants dans une posture active et de montrer qu’«ensemble, on sait plein de choses».

Pour ce qui est du comportement, l’enseignant s’est drastiquement éloigné du paradigme récompense-punition pour privilégier le travail sur les émotions, les compétences sociales et la communication non violente. «Il n’y a plus de conflit dans la classe depuis des mois», se réjouit-il.

Quant aux devoirs, la loi dit qu’il faut en donner, qu’ils doivent porter sur des notions vues en classe et qu’ils visent à rendre les élèves autonomes. Mais rien sur la quantité. Matthias Kunz a donc décidé de s’en tenir à une page recto-verso par semaine et à un canevas toujours identique de trois exercices.

Et les disciplines? Elles sont là aussi, mais s’éloignent souvent des manuels pour faire la part belle à la manipulation. «Rien ne dit qu’il faut faire deux périodes de math le mardi à 10 heures. On peut très bien consacrer une journée entière à une expérience scientifique.»

Karen Trilles n’est plus enseignante. A 50 ans, après 20 ans comme institutrice à Meyrin, elle a rendu son tablier en juin 2021, pour migrer vers le sud, dans les Cévennes. «J’avais besoin d’être plus cohérente avec mes valeurs. Et j’en avais marre de lutter. Les enfants et la pédagogie me manquent, mais la vie d’enseignante ne me convenait plus.»

De passage à Genève, elle nous reçoit dans la maison carougeoise de son frère. Elle a de l’énergie à revendre. Elle parle vite, rit, s’émeut, raconte son parcours mais aussi les nombreuses lectures et podcast sur l’éducation qu’elle dévore, et son rêve d’un prochain projet professionnel dans la pédagogie. Pas comme enseignante, plutôt comme consultante.

Très tôt dans sa carrière de prof, Karen Trilles réalise qu’elle «fait beaucoup de choses par habitude, parce qu’on a toujours fait comme ça», mais qu’elle n’en voit pas le sens. Pour elle, la classe devrait être davantage axée sur les besoins spécifiques des élèves. «Le fait d’apprendre la même chose à tous les enfants au même âge, c’est aberrant.» Elle se lance dans une inlassable recherche de solutions, expérimente, se forme. Mais elle a toujours le sentiment que le résultat n’est pas abouti.

En 2015, elle passe un été entier à réfléchir et à rassembler du matériel. «A la rentrée, j’ai tout changé. Dans la classe, j’ai enlevé les pupitres, mis quelques grandes tables et des tapis. J’ai dit aux enfants: “je n’ai jamais fait ça, on va y aller ensemble”. Mon directeur m’a soutenue, les parents m’ont fait confiance.»

A quoi ressemblent, alors, les journées dans la classe de Karen Trilles? Le matin, c’est lecture, nombres, géographie… mais sans fiche. Tout se travaille dans des ateliers. Les élèves choisissent ce qui les intéresse et font comme ils veulent. Mais attention, il y a des règles: on ne crie pas et on range. Ils peuvent aussi se tourner vers des jeux pédagogiques. L’objectif est qu’ils trouvent eux-mêmes l’envie d’apprendre et la satisfaction de bien faire. Et, au final, le plaisir de venir à l’école. «Je ne suis pas derrière eux. J’enlève la pression. Une fois qu’on a atteint ça, c’est de la bombe.»

Les après-midis sont consacrés aux arts visuels, à la rythmique ou au yoga. Une fois par semaine, c’est école en forêt, avec un programme totalement libre. «Les enfants ont aussi besoin qu’on leur fiche parfois la paix. Ils font spontanément tellement de choses.» Dans la pratique de Karen Trilles, qu’elle veut le plus possible multi-âges, le travail sur les émotions, l’entraide et la communication non violente occupent aussi une place importante.

Les résultats de son changement d’approche dépassent les attentes de l’enseignante. Les élèves ont développé une telle envie d’apprendre qu’ils sont pour la plupart bien au-delà du programme. Ils s’épanouissent et travaillent seuls. L’enseignante ne fait quasiment plus de discipline. Et les parents sont ravis.

Ses expériences, Karen Trilles les partage depuis trois ans avec d’autres enseignants au sein d’un groupe WhatsApp qui compte une trentaine de personnes. «L’idée est de ne pas se retrouver tout seul dans son coin, car les collègues ne sont pas toujours tendres et on se demande souvent si on est légitime.»

Est-ce à ça que Karen Trilles faisait référence en disant qu’elle en avait eu marre de lutter? «J’avais l’impression qu’à l’école, on faisait la classe pour le confort des enseignants, et pas pour les élèves. Mes collègues ont mis des années à s’intéresser d’un peu plus près à ce que je faisais et réaliser que, peut-être, c’était bien. Du côté du DIP, alors que j’aurais voulu partager mon expérience, on m’a juste laissé faire. Rien de plus. Au moment de ma démission, j’ai écrit une longue lettre à la conseillère d’Etat pour dire le plaisir que j’avais eu à enseigner et que je serais ravie de pouvoir mettre mes compétences au service du Département. J’ai reçu en retour un courrier-type de quelques lignes me souhaitant un prompt rétablissement… Ca m’a achevée. La pédagogie semble très loin des préoccupations de la politique. Franchement, c’est déprimant.»

Deux immenses salles de classe du vénérable collège lausannois de Montriond, quarante élèves de 1P et 2P et une équipe pédagogique de quatre personnes. Voilà l’environnement peu commun dans lequel évolue Fanny Morax, 32 ans. Pour nous expliquer tout cela, l’enseignante, qui est aussi formée à la pédagogie spécialisée et exerce à temps partiel dans une autre école, à Bussigny, nous convie à la «table du goûter», sur de minuscules chaises, en l’absence des élèves qui sont à la pause de midi.

«Depuis mes débuts dans l’enseignement, il y a 9 ans, j’analyse ma pratique, en particulier ses résultats sur les apprentissages des élèves, raconte-t-elle. Cette recherche, c’est comme une enquête passionnante. Je creuse, souvent en compagnie d’autres enseignantes. Nous n’inventons rien. Nous nous inspirons de la recherche et des pratiques pédagogiques existantes. Les enfants ne sont pas tous au même stade au même moment et ne peuvent donc pas tous bénéficier d'un enseignement collectif. Dans le spécialisé, on crée le programme en fonction de l’enfant, en partant d’où il se trouve. Pourquoi pas dans l’ordinaire?»

Fanny Morax a rejoint le projet de Montriond en 2020. Concrètement, les quatre enseignantes encadrent ensemble les 40 enfants âgés de 4 à 6 ans, qui forment un seul grand groupe. Cette configuration permet de prendre du recul et, clé de voûte du dispositif, d’évoluer constamment.

Une des caractéristiques du projet est l’accent mis sur les besoins des enfants. Physiologiques, d’abord: manger, bouger, se reposer. «De nombreux élèves ont déjà faim avant 9h mais doivent attendre la pause pour prendre leur goûter. Ici, ils mangent en classe, quand ils en ressentent le besoin.» Ils sont libres de leurs mouvements, mais doivent respecter les règles de la classe, comme se déplacer en marchant. Quant au repos, un espace dédié propose matelas et couvertures.

L’équipe a mis en place un suivi personnalisé en fonction des intérêts et du rythme de développement de chacun. En classe, cela se traduit par une organisation en aires, inspirée de la pédagogie Montessori. Dans chaque aire (mathématiques, sens, sciences, langage ou encore vie pratique), des activités qui leur correspondent et qui leur ont été présentées de manière individuelle par une enseignante les attendent. Toutes les activités impliquent de la manipulation. A partir de là, les élèves choisissent, au gré de leurs envies, où ils vont et ce qu’ils font. Les enseignantes, elles, sont là pour les accompagner.

«L’aire sur la vie pratique nous semble particulièrement importante pour le développement des enfants de cet âge-là. Ils versent de l’eau, balayent, repassent (avec un vrai fer qui chauffe, ndlr.). Ils ont vraiment envie de faire ces choses par eux-mêmes! Cela permet de travailler la mémorisation du geste, la motricité, l’autonomie, la motivation. Ils sont hyper attentifs et arrivent souvent à se concentrer 1h30 sur leurs activités, ce qui est exceptionnel pour cet âge-là.»

Cette approche peu commune rencontre l’adhésion des parents. Au-delà des familles, le projet suscite aussi l’intérêt d’autres enseignants. «Nous avons eu beaucoup de visites. Et nous ne sommes pas les seules: il y a plein d’initiatives ailleurs. A La Sallaz, par exemple, une classe regroupe quatre degrés. Malgré cette dynamique positive, nous rencontrons encore beaucoup de jugements rapides de personnes qui estiment que ça ne marche pas avant même de s’intéresser.»

Aujourd’hui, Fanny Morax voudrait pousser la logique un cran plus loin. Elle en est convaincue: individualiser l’enseignement comme elle et ses collègues le font permet d’accueillir dans la classe des enfants avec des besoins particuliers. «A l’heure où l’école inclusive est une priorité, je rêve de mettre cela en place.»

«Rester assis, se taire, obéir, faire ce qu’on leur demande. A l’école aujourd’hui, je ne vois pas les enfants faire autre chose. Ils s’ennuient. Les seuls élèves qui sont actifs sont ceux qui correspondent au modèle, et c’est à eux que l’enseignant s’adresse. Et qu’est-ce qu’on met en place pour ceux qui sont en difficulté? Plus de scolaire: refaire l’exercice, prendre un répétiteur. Pourtant, il n'y a pas d'enfant qui ne veut pas apprendre… Malheureusement, on reste dans quelque chose de très statique. Il y a peu de remise en question.»

Le constat de Christine Romer, à deux ans de la retraite, 38 ans d’enseignement et 9 établissements au compteur, est sévère. Depuis près de quatre décennies, elle s’efforce de faire en sorte que ses élèves ne vivent pas ce qu’elle, enfant timide qui avait du mal à prendre sa place, a vécu sur les bancs de l’école. «J’ai toujours voulu que les élèves se sentent bien en classe. Au fond, c’est ce qui a guidé toute ma carrière.»

De ces près de quatre décennies d’enseignement, jalonnées par de multiples formations, concentrons-nous sur la dernière étape, marquée par la pédagogie d’expression ludocréative. «C’est ce qui me convient, ce que je cherchais depuis le début», dit-elle. C’est après un burnout il y a une dizaine d’années que Christine Romer décide de s’appuyer pleinement sur cette méthodologie et de l’appliquer en prenant en charge des classes d’accueil, soit des élèves de 4P à 8P qui sont intégrés dans des classes ordinaires mais suivent ses cours à mi-temps pour apprendre le français.

«Par nature, les enfants jouent et créent. Tout part de là», explique l’enseignante au regard pétillant. Christine Romer commence toutes ses journées avec les élèves par 20 minutes de jeu à l’extérieur. Loup, loup glacé, jeux de ballon, mais sans compétition, juste pour le plaisir. «Cela permet de mettre très vite les enfants à l’aise, même ceux qui parlent peu le français. Rien que pour ça, ils ont déjà envie d’être là.» Elle enchaîne ensuite avec des activités créatrices – peinture, composition avec des objets en trois dimensions, musique, théâtre – qui serviront de porte d’entrée pour l’apprentissage de la langue.

Un exemple? Les élèves doivent réaliser en petit groupe une peinture autour du thème «A la recherche du trésor». «Je donne la consigne puis je me retire. Je ne juge pas, je n’ai pas d’attentes. Un enfant qui ne fait rien ne me gène pas. Il prend ses marques. Si je dois patienter encore trois séances pour qu’il ait le déclic et décide d’y aller, ce n’est pas un problème.» Dernière étape, la peinture – qui a déjà demandé aux élèves de donner leur avis et de se mettre d’accord – sert de base pour travailler le français. Ils sont par exemple invités à raconter l’histoire qu’ils ont dessinée et à chercher et écrire les mots qui y sont rattachés.

«La méthode marche avec le français en classe d’accueil, mais convient à tous les élèves pour travailler toutes les matières. On peut atteindre les objectifs de plein de manières», note Christine Romer, qui a eu l’occasion d’en faire l’expérience en tant qu’enseignante de soutien avec d’autres enfants.

Mais qui dit objectifs à atteindre, dit évaluation. Pour Christine Romer, elles ne sont pas un problème. «Elles pointent juste une situation à un moment donné, me montrent si j’ai fait correctement mon travail, et montrent à l’élève où il en est. Mon but est que tous les élèves les réussissent, quel que soit le temps que ça prend. Après, oui, elles pourraient prendre d’autres formes…»

L’approche de Christine Romer a fait l’objet d’un petit film. Elle rencontre un écho enthousiaste. «Mais après, qu’est-ce qu’on fait de ça? Quand est-ce qu’on se met au travail?», s’interroge-t-elle, regrettant la frilosité du système. «Que se soit la ludocréativité ou autre chose, cela m’est égal. Qu’apprennent les enfants? Qu’est-ce qu’on veut leur proposer? A quoi ça sert? Il est temps de se poser les vraies questions.»